L'être et le néant

Date
28 juin 2014

Durée
14h

Type de sortie
Classique
Département
Isère (38)

Massif
Vercors

Commune
Saint Nizier du Moucherotte

Descriptif / Compte-rendu
Un pied, un pied, un pied, puis un autre pied, l'autre pied devant, et encore un pied devant l'autre. Je compte mes pas. Je me suis perdue autour des quatre-vingt-dix. J'ai recommencé. Et je me suis re-perdue. Ça n'est pas grave, compter m'aide à avancer. Sur ce chemin du retour qui est long ; qui semble sans fin ; qui est sourd de nos paroles. Je pense à Haroun Tazieff, dans son récit marquant de l'exploration qu'il réalise avec le Dr Mairey suite au décès de Marcel Loubens. Je touche du doigt le vide par lequel les deux explorateurs sont aspirés, le voile se déchire sur le film de leur harassante mais libératrice avancée. Il pleut. Il pleut depuis longtemps et je commence à être mouillée. Est-ce que nous sommes bientôt arrivés ? Je trébuche dans les flaques et je glisse sur les racines humides. Mon cerveau s'est tu et pense linéaire. Linéaire comme ce chemin de retour.

C'est à 6h47 que nous retrouvons la voiture. Après 20h14 d'activité physique et 22h47 d'éveil. Et mon (trop court) sommeil est encore à 1h19 de distance. Le temps pour nous de rentrer, le temps de s'effondrer sur une chaise et de manger. Tout et n'importe quoi. J'ai eu la force de prendre une douche et après c'est le black-out. Tout est n'importe quoi.

Ce week-end était annoncé comme ambitieux pour la novice spéléo que je suis : une douzaine d'heures de spéléologie, on visait quelque part autour des -400m et nous avions déjà rêvé au Trou du Cœur, au Gay Bunny, au Scialet Juju. Une météo instable a chamboulé nos plans. Le plan barbecue, le plan tente, le plan Gay. Nous voilà partis pour la grotte Vallier, éternel repli du spéléo insatisfait, princesse oubliée de ces spéléos tous aussi capricieux que la météo.

Nous prenons beaucoup de soin à préparer cette sortie : l'objectif est de maximiser nos heures de sommeil de la nuit de vendredi à samedi pour être capables d'encaisser une longue sortie. Les kits sont préparés en avance, l'ensemble de l'équipe (sauf un irréductible gaulois...) se libère tôt et nous partons du club vendredi avant 19h, un exploit !

Les difficultés commencent le lendemain à 10h33, lorsque nous commençons la marche d'approche. Nous portons chacun une lourde charge de matériel ainsi que nos affaires personnelles. J'ai choisi pour ma part d'optimiser la partie "affaires personnelles" pour alléger le sac au maximum mais il n'empêche qu'il doit bien peser... en fait je n'en sais strictement rien, mais c'est lourd ! Suite à une lecture incomplète de notre part de la topographie, nous nous engageons sur un itinéraire erroné, et c'est presque arrivés au Moucherotte que nous nous rendons compte de la méprise. Quelques heures plus tard (nous avons donc effectué 5h de marche d'approche... oh les boulets...), nous voilà installés dans le porche de Vallier, avec la fameuse vue imprenable sur Grenoble, et un courant d'air glacial.

Patrice et Emelyne s'empressent d'aller équiper pendant que Laurent, Marc et moi terminons notre déjeuner. Nous entrons bientôt dans cette cavité pour commencer par un ramping fort énervant avec un kit (en résumé, un ramping qui fait des virages à 90° tous les deux mètres environ). Sortis de cette mise en jambe rapide (les cavités du Vercors, froides ?), nous nous retrouvons dans les galeries d'entrée extrêmement paumatoires (rien ne ressemble plus à une galerie qu'une autre galerie et comme nous avons la vague impression qu'elles communiquent entre elles, nous nous retrouvons dans des ubuesques situations, type "Obé ?" "Astérix ?" "Ou es-tu ?" dans la scène de la visite privée de la pyramide dans l'excellent "Astérix Mission Cléopâtre").
Suite à une optimisation toute personnelle de la fiche d'équipement, nous nous retrouvons souvent avec des cordes un peu justes, ce qui nous conduit à tout un tas de manipulations très intéressantes à base de dyneemas et de plantage de spits plus ou moins réussis, mais également à une perte de temps non négligeable. La cavité n'est pas spécialement belle, peu de concrétions, beaucoup d'éboulis et d'effondrements, et la progression, sans être difficile, n'est jamais facile. Très rares sont les moments où nous pouvons reposer une partie de nos muscles, il s'agit d'une succession de marches dans des gros blocs, d'escalades, de petits puits, de rampings, de passages bas. Après 7h dans la cavité, nous n'avons toujours pas atteint le "black hole", le fameux puits de 100 mètres plein pot, qui était notre objectif. Nous ne sommes cependant pas très loin et c'est une équipe de pointe composée d'Emelyne, Laurent et Patrice qui atteint l'objectif. Marc et moi attendons, après un ravitaillement bienvenu, le premier depuis le déjeuner, patiemment avec nos bougies sous nos couvertures de survie. Patrice me racontera par la suite que seuls Laurent et lui sont descendus en bas de ce puits, extrêmement impressionnant, avec ses 100 mètres d'une traite, à plusieurs dizaines de mètres de toute paroi. Vers deux heures sonne l'heure du retour. Je suis fatiguée. Chacun d'entre nous est fatigué. Et c'est lentement que le groupe se meut vers la sortie. Il nous faudra trois longues heures. Trois heures ponctuées de dialogues de plus en plus espacés, trois heures ponctuées de vagues tentatives de jeux de mots, trois heures qui alimentent mes réflexions.

L'univers hostile et la fatigue accumulée transforme chacun de nous. Mon esprit se détache peu à peu de mon corps et devient l'observateur privilégié de cette troupe, de moi-même. Et j'observe la concentration extrême qu'il me faut à chaque mouvement, à chaque opération technique. Une litanie dont les mots-clés sont "longe" et "sécurité", une litanie entrecoupée de couplets qui m'invitent à avancer. Mon cerveau décompose chaque mouvement, comme pour mieux donner les instructions aux muscles tendus. Mains sur la poignée, jambes sous les fesses, et on pousse ; puis on s'arrête, inspiration, expiration, et je recommence. Et j'attends. J'attends mes compagnons de cordée. Pour les voir arriver en haut des puits et lire la souffrance dans leurs yeux, lire cette hébétude doublée d'un abandon nerveux, lire cet état loqueteux qui me ressemble.

Est ce que cette cavité est agréable ? Non.
C'est la première fois que la joie m'a désertée à la sortie d'une cavité. C'est la première fois que je ne suis pas fière de l'effort accompli. C'est la première fois que je ne sais pas. Il pleut et çà m'est égal. Il faut rentrer, je veux dormir.

Un pied, un pied, un pied, puis un autre pied, l'autre pied devant, et encore un pied devant l'autre. Je compte mes pas.

Delphine

Participants

Patrice H. , Laurent J. , Delphine P.

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